Les traducteurs de l’ombre

Par Eric Vernay

Ils bossent des heures sur des sous-titres de séries, souvent la nuit, sans rémunération et dans l’illégalité, puis les diffusent sur Internet : les « fansubbers » sont une espèce en voie d’expansion.

Peu enclins à attendre six mois la suite de Heroes en VF sur TF1, les mordus de la série américaine peuvent facilement la télécharger sur Internet quelques jours après sa diffusion aux Etats-Unis, en VO. Les sous-titres sont rapidement disponibles sur des sites spécialisés et faciles à trouver, fournis par des traducteur « en chambre » qui travaillent le plus vite possible, regroupés en « teams » (équipes) de trois à six personnes. Un travail fastidieux et désintéressé qui intrigue le novice…Qui sont ces pirates des temps modernes, prêts à prendre des risques pour la beauté du geste ?

Philippe, la cinquantaine, est correcteur à mi-temps le jour, et fansubber (contraction de « fan » et « subtitle ») la nuit. Fan de Prison Break, il ne trouvait pas d’assez bons sous-titres sur Internet. Il a vite intégré une équipe de sous-titrage, en tant que relecteur, puis traducteur. Mais il s’est fâché avec le webmaster « qui a eu la mauvaise idée de vendre des sous-titres pour 3 euros le trimestre ». Chassé du site, il a crée le sien. Avec des règles strictes, et de manière totalement bénévole. Il lui en coûte même cinquante euros par an pour l’hébergement. Un hobby qui lui prend beaucoup de temps et d’énergie. « Je vais chercher sur le web des sous-titres en VO, sur un site chinois. La traduction est plus ou moins exacte. En fait, c’est un sous-titrage destiné aux non-voyants. Je récupère ça et je l’affiche sur mon logiciel (Subtitle workshop, téléchargeable gratuitement). Je transcris à la place de l’anglais. » Il fait ensuite la synchronisation avec un autre logiciel (Visualsubsync). Tout cela en s’efforçant de respecter les contraintes du sous-titrage professionnel. C'est-à-dire : « pour deux secondes de dialogue, pas plus de cinquante caractères. C’est parfois difficile à tenir, en particulier lorsqu’il y a une réplique longue mais savoureuse. » Cet adepte de la précision, qui se dit même « pointilleux », essaie d’être le meilleur sous-titreur sur la Toile.

La concurrence est rude

Sa « réputation », il l’a acquise car il ne « fait pas de fautes et écrit en bon français », mais aussi parce qu’il travaille vite, parfois douze heures d’affilée pour un épisode de Dr House. La vitesse est en effet la raison d’être du fansubbing. La concurrence est rude. Bien qu’ils soient dans l’illégalité, les fansubbers recherchent aussi reconnaissance et respect de leur travail. Avec le sentiment qu’ils en sont les auteurs…« OK c’est illégal, reconnaît Philippe. Je suis prêt à fermer mon site demain, mais je ne me considère pas comme un rebelle de la société. »

Une absence de culpabilité qu’on retrouve chez la plupart des fansubbers. David, un Belge de 32 ans, est chômeur et webmaster d’un site important de sous-titres amateurs. Joint par téléphone, il a accepté de parler de son activité. De son propre aveu, « il centralise de nombreux sous-titres sans l’accord de ceux qui les produisent. » Avant, lui aussi traduisait. Il a commencé il y a quatre ans, pour s’occuper. « J’étais au chômage, je n’avais que ça à faire. Et puis présenter mon travail en ligne me donnait un sentiment de fierté. » Depuis deux ans, son site pirate lui fait même gagner un peu d’argent grâce aux bannières publicitaires. « J’ai peur que mon site disparaisse, mais je n’ai pas de problème de conscience : c’est disponible, je prends. J’ai reçu une lettre d’un sous-titreur professionnel qui me disait que j’empiétais sur son travail. Je ne vais pas m’arrêter pour autant. »

Malgré leurs divergences éthiques, Philippe et David ont ceci de commun qu’ils n’ont pas l’impression de nuire réellement aux séries et aux chaînes de télévision. Pour Philippe, « il y a énormément de gens qui détestent les sous-titres en France. » Sur son site par exemple, pour le dernier épisode le saison 3 de Dr House, il y a eu selon lui environ 4000 visiteurs par jour pendant six semaines. « C’est beaucoup, et peu en même temps, si on compare avec les scores de TF1. En plus, la plupart des gens ne savent pas faire. Les sous titres, c’est une goutte d’eau.»

TF1 répond par la VOD

Pourtant, du côté des chaînes de télévision, le phénomène inquiète. En 2006, un épisode de la première saison de Heroes était en moyenne téléchargé 1,5 million de fois en France. Les scores d’audience pour cette même saison ont ensuite été décevants pour TF1. Première parade apportée par la chaîne privée: la V.O.D (Video on demand). Depuis le 25 septembre, les nouveaux épisodes de la série sont diffusés 24 heures seulement après leur diffusion aux États-Unis, en version originale sous-titrée. Au même rythme que certains fansubbers, donc, mais avec un niveau de sous-titrage certifié professionnel. Seul hic, le prix. L’épisode coûte 2,99 € (ou 5,99 € pour 3 épisodes), ce qui revient à environ cinquante euros la saison, soit l’équivalent du prix du DVD, alors que le fichier n’est valable que trente jours après le téléchargement.

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