AARON SPELLING : Fabricant de friandises pour l'esprit

22/04/1923 - 23/06/2006

Fabricant de friandises pour l'esprit

Par Kamel Hajaji

Décédé l'an dernier, Aaron Spelling aura laissé le souvenir d'un producteur puissant, associé à la série adolescente "Beverly Hills, 90210", notamment par la présence de sa fille au casting. Retour sur la vie d'un riche marchand de bonbons cathodiques...
Aaron Spelling est un grand créateur de séries pour la raison simple qu’il sent son époque. Il comprend les années 80 qui le font naître comme producteur et saisit le sentiment d’insécurité aujourd’hui. Il sait qu’en 1980, le public cherche avant tout à s’évader d’une manière douce et légère au travers du tube cathodique, à profiter des premières semences de la consommation de masse et qu’en 2001, il cherche à comprendre sa peur. Ce constat est renforcé par le fait qu’il produit juste avant de mourir une dernière série qui coupe le cordon ombilical de son univers usuel fait d’argent, de gloire, d’une jeunesse dorée, de croisières, d’amour. Wanted met en scène, bien au contraire, la crainte que l’on connaît suite aux nouveaux bouleversements du monde à travers un groupe d’élite qui traque les cent fugitifs les plus recherchés des Etats-Unis. De La croisière s’amuse (1977) à Wanted (2005), ce sont presque trois décennies qui s’écoulent, des friandises de l’esprit à l’adrénaline de l’esprit, il y a Aaron Spelling.

Né en 1923 à Dallas, au Texas, Aaron Spelling grandit avec une âme d’artiste, observe cet univers pétrolier de son jeune âge et garde en mémoire des personnages et des situations qui lui seront utiles plus tard, lorsqu’il produira Dynastie en 1981. Puis il entre dans l’adolescence, hésitant sur la voie à suivre. Attiré par le journalisme, il intègre la Southern Methodist University et se rend même à Paris, suivre des cours à la Sorbonne entre 1945 et 1946. Cependant, Aaron Spelling n’a pas qu’une passion et écrit en parallèle des pièces de théâtre. Lassé sans doute par ses cours, il se prend de nouveau en main et décide de se rendre à Hollywood, présenter ses projets de pièces, tenter sa chance comme acteur aussi. Peu importe, les deux lui vont, pourvu qu’il puisse s’essayer à ces moyens d’expression. Il finit, à force d’acharnement, par obtenir quelques petits rôles sans prétention dans des téléfilms (Vicki, Harry Williams, 1953 ou Mad at the World, Willie Hanson, 1955). Ces derniers débroussaillent le chemin mais c’est en 1959 qu’il débute réellement sa carrière en produisant sa première série, Johnny Ringo. Bien que son succès soit faible, cela donne à Aaron Spelling sa force de caractère, son leitmotiv : produire des séries dans l'air du temps.:produire des séries dans l’air du temps.

Une époque : la fabrique de friandises

Le producteur se lance dans la fabrication de bonbons pour les yeux avec un savoir faire que l’on ne connaissait pas alors et qui enthousiasme ses contemporains du petit écran. Le public est conquis et suit, alors, les aventures de Starsky et Hutch (1975), Drôles de dames (1976), La croisière s’amuse, L’amour du risque (1979), Beverly Hills (1990), Charmed (1998). Autant de titres qui font écho aux "sériphiles". C’est sa sensibilité qui pousse Aaron Spelling vers le paradis artificiel qu’offre la fiction et sa recherche du bonheur se comble, en partie, par ces friandises de l’esprit. Le paradoxe qui l’habite, celui de tous les producteurs, ce mélange contradictoire de l’artiste et de l’homme d’affaires en font une figure de la culture pop-art, que l’on peut définir comme une relation faite d’amour et de haine pour la consommation de masse, la dénonciation de ce consumérisme par une consommation sans limites, cette recherche de l’affection dans ce qui se vend. C’est l’impératif qui marque les années quatre vingt et le producteur a son âme trempée au fer rouge par l’époque dans laquelle il vit et il la recrache dans ses créations applaudies par l’âme populaire qui ressent le même vide : ce qui explique ce besoin de tamponner les blessures intérieures comme un pansement que le médecin applique sur le genou d’un enfant. Andy Warhol fait une apparition, deux ans avant de décéder, dans la 8e saison de La croisière s’amuse (1984-85). La réalité rejoint la fiction car l’artiste y entre pour se soigner, son personnage est malade comme lui l'est dans la réalité. Andy Warhol, fidèle à sa volonté de coller à l’art de la culture populaire dont il est l’initiateur, croit bon d’aller "se soigner" sur le bateau du Commandant Stubbing plutôt que d’entrer en cure dans on ne sait quel hôpital.

À chaque épisode, une déferlante d’âmes en peine s’offrent une croisière pour se guérir de leurs tourments. Ils boivent en compagnie du barman Isaac, confient leurs secrets les plus intimes à Julie, l’hôtesse, se réconcilient avec la vie. En embarquant, ce sont des veufs, des divorcés, des alcooliques, des suicidaires, en débarquant, ce sont des amoureux, des battants, des gens heureux. La croisière réussit son pari, aider les personnages à mieux vivre, panser les plaies des téléspectateurs. Le résultat est le même dans la série que sur le fauteuil, assis, confortablement. Et l’enchantement opère, les personnages se suivent, les téléspectateurs en redemandent. C’est en cela que l’on peut dire que Aaron Spelling est un thérapeute du petit écran. Et c’est le lien entre le producteur, l’artiste, la masse populaire. Ils ne sont pas prêts à trouver le bonheur dans l’argent et la consommation à tout prix mais il le faut bien, c’est cela ou se laisser mourir. Andy Warhol s’en va combattre son ennemi, en allant se fondre dans un décor surréaliste et populairement kitsch et Aaron Spelling doit penser de même, en créant des séries qui exorcisent ses démons, en les habillant d’un format en 16/9. Il hait son époque et l’adore dans le même temps pour les petits conforts qu’elle procure. Comme une éponge qui boit l’eau, Aaron Spelling entre en harmonie avec le monde qui passe de l’ère de la consommation à l’ère du désenchantement.

Une mort qui marque une transition

Le producteur glisse sur les époques et suit pas à pas ses contemporains. Les années quatre vingt dix sont celles de la désillusion et Aaron Spelling les reproduit sans aucune tricherie. Il regarde sa vie avec lucidité et s’inspire, alors, directement de la jeunesse dorée de sa fille Tori en l’envoyant vivre les affres de riches enfants de la Côte Ouest dans Beverly Hills. Il l’avait déjà fait pour lui-même en créant le personnage de Carrington dans Dynastie, ce puissant industriel pris au piège entre son épouse, son ex-femme et qui incarne un pouvoir si pervers qu’il fait passer JR de Dallas pour un simple cow-boy. Charmed témoigne à nouveau du nez infaillible du producteur qui comprend que le public se lasse des friandises de l’esprit et recherche une évasion plus radicale de la réalité par la fantaisie, les univers parallèles et quoi de mieux que trois sorcières douées de pouvoirs hors du commun pour y parvenir. Au seuil de sa mort imminente, Aaron Spelling tatoue le paysage télévisuel de Wanted, sa dernière création. Malgré le fait que cette dernière ait été un échec vite arrêté, c’est l’acte créateur qui compte et c’est l’annonce d’un grand producteur de séries faite à ses pairs. Il donne son avis sur la marche à suivre, la nouvelle époque, comme un message pour la jeune génération de scénaristes. Nous pouvons l’entendre. Il semble leur dire que les séries à venir ne seront plus légères et comiques, ni fantastiques, elles seront imprégnées des gènes naissants de 2001, faites de peur, de traque, de poursuite. Le public réclame que son cerveau soit excité, titillé, survolté. Aaron Spelling nous quitte des suites d’une crise cardiaque le 23 juin 2006, alors qu'Alias, 24 Heures Chrono ou Lost changent le décor de l’écran, sous l’impulsion magique du producteur qui du ciel peut crier encore une fois : "J’ai bien senti mon époque."

Nos autres publications

generique